mardi 29 mai 2007

Derrière le mur

(Cette entrée de carnet a paru pour la première fois le 12 février 2007 sur le carnet du Réseau CJ de Communication Jeunesse.)

Je n'écris pas que sur la thématique du voyage, je suis aussi sensible à la déficience intellectuelle. Quoique les deux thèmes se ressemblent, je trouve. Que ce soit à travers l'oeil d'un étranger ou de celui d'un déficient, j'aime que mes personnages apprennent à découvrir le monde à travers le point de vue de quelqu'un de différent.

À ce propos, voici un extrait de mon roman Derrière le mur :

Je me retourne et vois un drôle de type, un chapeau de paille vissé sur la tête, vêtu d’une blouse blanche bien rentrée dans sa ceinture. Il porte un pantalon évasé retenu par des bretelles rouges et va pieds nus. Il a de petits yeux très noirs, de gros sourcils qui se rejoignent au centre et un énorme nez rouge, brûlé par le soleil. Il observe une montre à son poignet.

— Je hais les 7 h 22, répète-t-il sans me regarder.

— Je… euh… bon… bonjour, dis-je, totalement confus, ignorant si je dois m’excuser de me trouver là ou prendre mes jambes à mon cou.

L’homme lève son gros nez et pose ses yeux sur moi. Je n’y trouve aucune colère, ce qui me rassure un peu.

— Tu aimes les 7 h 22, toi, mon garçon? Moi, je les déteste.

Je ne sais trop où il veut en venir, alors je réponds :

— Euh… moi… 7 h 22… bien, des fois, c’est l’heure pour le déjeuner avant d’aller à l’école. Alors…
— Moi, je les hais.

— Ah? Euh… dites, vous avez vu mon ballon?

— Quel ballon?

— Mon ballon a été lancé par erreur par-dessus le mur et je suis venu le chercher.

L’homme me regarde d’un air éberlué.

— Qu’est-ce que tu racontes? Tu viens de l’autre côté?

— Oui. Excusez-moi d’envahir votre jardin. Je viens seulement récupérer mon ballon et je m’en retourne.

— Ça alors! Tu es un Anormal?

— Moi? Pardon?... Anormal?

— Ça alors, répète-t-il avec un large sourire en me tâtant du bout des doigts. Il y a longtemps que je n’ai pas vu quelqu’un de l’autre face.

— Quelle autre face? De quoi parlez-vous?

— De l’autre face du mur. Je croyais que vous n’existiez plus.

— Qu’on n’existait plus? Pourquoi?

Il lève un bras au ciel, esquisse une moue.

— Ah, ça…, fait-il, mystérieux.

Il me présente une main calleuse.

— Je m’appelle Claudio.

— Enchanté. Moi, c’est Thomas.
— Thomas?

— Oui.

— Joli nom. Thomas, dis-moi…

— Oui?

Il me colle son poignet à la hauteur du nez.

— Tu veux acheter ma montre? Je hais les 7 h 22.

La breloque qu’il me propose est une vieille montre-bracelet à la vitre craquelée et aux aiguilles bloquées à 7 h 22.

— Euh… non, merci, je veux seulement récupérer mon ballon et…

— Je ne veux plus de 7 h 22, indique Claudio. Je hais les 7 h 22.

— Mais pourquoi?

— C’est une heure inutile qui ne me sert pas. À bas les 7 h 22! Je les hais; qu’ils périssent!

Un fou! Cet homme est fou, pas de doute. Peut-être même un fou furieux; voilà pourquoi on l’a enfermé dans ce jardin muré. Il faut que je récupère mon ballon au plus vite et que je déguerpisse. Je cherche à m’esquiver :

— Excusez-moi. Je ne veux pas vous retarder plus longtemps. Je vais fouiller encore un peu, mais je ferai vite. Je dois retrouver mes copains pour une partie de socc…

— Tu as des copains?

— Euh… oui. Comme tout le monde.

— Vous êtes plusieurs Anormaux, là, sur l’autre face?

— Il y a un village, juste de l’autre côté de…

— Un village? s’étonne le dénommé Claudio, les yeux arrondis, la bouche ouverte. Tout un village?

— Et après, ce sont les autres villages, puis la ville, puis les autres villes… Vous ne sortez jamais de chez vous? Vous n’avez pas la télé?

Il secoue énergiquement sa petite tête, ce qui fait tournoyer son chapeau de paille.

— La télé? On m’a assuré que cela avait été interdit par le Grand Conseil. Vous avez la télé chez les Anormaux?

— Ben… comme tout le monde.

— Ça alors! Ça alors! fait-il en me prenant par les épaules. C’est extraordinaire. Viens avec moi que je te présente.

Que je te présente? Il y a d’autres fous comme lui, ici? Je me débats pour me libérer de sa poigne et reste sur place tandis qu’il fait deux pas. Avec soulagement, je note qu’il ne cherche pas à m’entraîner de force. Il se retourne vers moi.

— Tu ne viens pas? demande-t-il en haussant les sourcils, presque peiné.
— C’est que… je dois retrouver mon ballon. Tous les copains m’attendent pour la partie.

— Eh bien, on va demander aux autres de nous donner un coup de main et, ensemble, on va le retrouver, ce ballon.

— C’est que je suis pressé.

Il regarde sa montre puis lève un œil étonné vers moi.

— Il n’est que 7 h 22.


(Pour plus de détails, cliquez sur la couverture du livre.)

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